16
Tavalisc était descendu dans les caves à vin du palais pour goûter les différents crus.
« Donne-moi une coupe de celui-ci, dit-il au jeune garçon qui le suivait comme son ombre.
— Votre Éminence, sauf votre respect, je n’ai pas le droit de toucher aux tonneaux. Je vais appeler le maître cellérier.
— N’en fais rien, mon garçon, je ne supporte pas cette vermine aux airs de petit saint. Il n’y connaît rien en vin. » Tavalisc sourit aimablement. « Allons, mon garçon, une coupe de rouge. » Le jeune homme ouvrit le tonneau à contrecœur, remplit une coupe et la tendit à l’archevêque. « Tu vois, mon garçon ? dit Tavalisc. Tu m’as déjà comblé comme jamais le cellérier ne l’a fait. Lui ne me sert qu’un quart de coupe quand je descends goûter ses vins. » Tavalisc souleva le breuvage à la lumière de la lampe, admirant la richesse de sa robe. Un pli d’agacement barra son front lorsqu’il vit Gamil arriver dans sa direction.
« Si Votre Éminence veut bien avoir la bonté de pardonner cette intrusion…
— Quoi encore, Gamil ? » L’archevêque fit tournoyer le vin au fond de la coupe.
« J’apporte des nouvelles à Votre Éminence. » Gamil jeta un coup d’œil significatif au garçon.
« Inutile de renvoyer ce jeune homme, Gamil. Je suis certain que nous pouvons lui faire confiance. Sans compter qu’il m’est d’une aide précieuse. » Tavalisc adressa un nouveau sourire au garçon.
« Nous avons à nous entretenir de sujets délicats, insista Gamil.
— Ne me contredisez pas. » La voix de l’archevêque était glaciale. Il se tourna vers le garçon, qui rougissait furieusement, et poursuivit sur un ton caressant. « Ramène-moi une coupe de blanc de Maries. » Le garçon partit en courant. « Et maintenant, Gamil, écoutons ces nouvelles.
— Eh bien, Votre Éminence, j’ai eu confirmation de l’incendie à Château Harvell la nuit de la fête de l’Hiver – cette même nuit où vous avez perçu la projection. On rapporte d’étranges incidents liés au déclenchement de cet incendie.
— Laissez-moi deviner, Gamil. Des objets métalliques qui deviennent brûlants ? Une vague de chaleur et d’énergie ? » Le garçon revint avec une coupe pleine et Tavalisc en but une gorgée.
« Oui, Votre Éminence. » L’archevêque savoura le vin, puis le recracha.
« La sorcellerie obéit toujours aux mêmes règles, qu’importe celui qui la pratique. Il faut un grand pouvoir pour réchauffer les métaux alentour, cependant. J’ai l’impression que Baralis a agi par désespoir, et pas de manière réfléchie. Il a été formé à Leïss, aussi doit-il connaître les dangers de recourir à une telle puissance. »
L’archevêque fit une pause, le temps d’apprécier une nouvelle gorgée de vin. « Ce blanc de Maries est passablement délicieux. Tenez, goûtez-le. » Gamil tendit la main ; Tavalisc l’ignora et rendit la coupe au garçon. « Je serais curieux d’entendre ce que vous en pensez. » L’archevêque détourna la tête pour ne pas voir l’éclair de malveillance qui flamboya dans les yeux de son assistant.
« Votre Éminence possède une connaissance approfondie de nombreux sujets.
— J’ai une connaissance pratique de la sorcellerie, Gamil. Vous n’ignorez pas que je m’y adonne de temps à autre ; un petit sortilège par ici, une brève projection par là… Mais c’est un exercice trop physique pour retenir longtemps mon intérêt. Même les choses les plus simples, créer une compulsion chez un animal par exemple, peuvent vous affaiblir pour la journée. La sorcellerie puise autant dans la force que dans l’esprit du sorcier, elle tire sur ses muscles aussi sûrement que sur ses réserves mentales. »
Tavalisc fit signe au garçon d’aller remplir sa coupe à un autre tonneau. « Les gens s’imaginent à tort que la magie vient de la terre et des étoiles. En fait elle vient de l’intérieur, et quand elle est projetée hors de soi, sa perte se fait douloureusement ressentir – on ne peut pas perdre un quart de son sang et faire comme si de rien n’était, n’est-ce pas ? Il en va de même avec la sorcellerie. » L’archevêque prit la coupe des mains du garçon. « C’est une activité par trop éreintante pour un usage quotidien. J’y fais appel en cas de nécessité, mais d’une manière générale je préfère économiser mes forces dans l’intérêt de Rorne. La sorcellerie constitue un piètre substitut à l’ingéniosité. »
Tavalisc fit la grimace, trouvant le vin âpre et suret. « Tenez, Gamil, essayez celui-ci. Des nouvelles de notre ami le chevalier ?
— Il est de retour à Rorne, Votre Éminence. La première chose qu’il a faite en débarquant a été de se rendre au quartiers des putains. » Gamil goûta prudemment le vin.
« Probablement à la recherche de sa petite catin. Allez, Gamil, buvez tout. C’est un excellent cru. » Tavalisc regarda son assistant s’obliger à finir le vin amer.
« En tout cas, il ne la trouvera pas, Votre Éminence.
— C’est peu probable en effet, considérant l’endroit où elle se trouve. » Tavalisc reprit la coupe à Gamil. « Je veux qu’il ne soit fait aucun mal à la fille, bien entendu.
— Bien entendu, Votre Éminence.
— Je la garde de côté uniquement pour l’utiliser contre notre chevalier le cas échéant. J’ai cru comprendre qu’il s’était attaché à elle ?
— Pour autant que nous le sachions, Votre Éminence.
— Cette putain sera bientôt le cadet de ses soucis, de toute façon.
— Que veut dire Votre Éminence ?
— Je veux dire, Gamil, qu’il est grand temps de prendre des mesures énergiques contre ses frères. J’envisage de les expulser de la cité. Les chevaliers de Valdis m’irritent depuis trop longtemps ; il convient désormais de réprimer leurs agissements. Je suis las de les voir occuper nos ports et interférer avec nos échanges. Depuis que Tyren est entré en fonctions, ils ont multiplié leurs patrouilles – à la recherche d’esclaves illégaux, oui-da ! La semaine dernière encore, ils ont saisi une cargaison d’épices estimée à plusieurs centaines de pièces d’or. Des denrées piratées, selon eux !
« La situation est intolérable. Ils s’abritent derrière de nobles motivations alors que seul le commerce les intéresse. Ils se livrent à une guerre des prix pour prendre pied sur le marché, profitant d’un quasi-monopole sur le commerce du sel. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point cette situation est préoccupante pour nos pêcheurs en haute mer – ils dépendent du sel pour la conservation de leurs prises. Je veux bien que chacun s’enrichisse, mais évitons l’hypocrisie. » Trouvant à ces dernières paroles une tonalité particulièrement gratifiante, l’archevêque ordonna à Gamil de les coucher sur le papier pour l’édification des masses.
« Vous pouvez vous retirer », dit Tavalisc quand Gamil eut fini d’écrire. Il fit signe à son serviteur. « Remplis donc un cruchon de ce vin pour mon assistant, mon garçon. Je vois qu’il l’a beaucoup apprécié.
— Ne vous donnez pas cette peine, Votre Éminence.
— Balivernes, Gamil, je le fais avec plaisir. Considérez cela comme une récompense pour votre travail de scribe. » Le garçon revint avec une grande cruche de vin aigre qu’il tendit à Gamil. « Ne tardez pas à le boire ; il pourrait perdre son bouquet si vous attendiez trop longtemps. » Gamil s’en alla, encombré par sa cruche.
« Et maintenant, mon garçon, déclara l’archevêque en s’adressant au jeune serviteur, passons au tonneau suivant. »
Peu après, un petit bruit de pas pressés se fit entendre ; un homme grand et mince apparut. « Ah ! maître cellérier, c’est toujours un plaisir de vous voir. Je disais justement à votre garçon tout le prix que j’attachais à votre opinion en matière de vin. »
Taol remontait la rue en zigzaguant entre les immondices. La puanteur d’excréments et de putréfaction était insoutenable. Les habitants de Rorne s’en remettaient à la pluie pour nettoyer leurs rues, mais le ciel ne s’était pas soulagé depuis des semaines et les ordures de la cité s’étalaient au vu et au su de tous.
Il avait quitté l’Anguille sous roche plus tôt dans la matinée, avec des adieux poignants à l’équipage dont beaucoup de membres étaient devenus des amis. Carvor lui avait même avoué qu’il s’était révélé meilleur cuisinier que celui qu’il avait remplacé. Le capitaine Quain lui avait serré la main avec chaleur et promis son aide chaque fois qu’il en aurait besoin. « Descends au port quand tu veux, avait-il dit. J’y suis la plupart du temps. Sauf quand je suis en mer, bien sûr. Tu trouveras toujours un verre de rhum et une main secourable à mon bord. » Taol ne douta pas un instant de la sincérité de l’offre. Le capitaine n’était pas homme à promettre son aide à la légère.
Taol commença par se rendre au quartier des putains, espérant revoir Mégane une dernière fois. Il avait besoin de lui parler. Depuis qu’il avait quitté Larne, ses derniers mots lui trottaient dans la tête : « C’est l’amour, et non l’accomplissement, qui te débarrassera de tes démons. » Comment pouvait-elle se montrer aussi sage ? L’accomplissement représentait la seule chose qui comptait à ses yeux. C’était sa raison d’être, sa malédiction personnelle. Cette aspiration au succès – ce besoin de renom et de gloire – avait marqué toute son existence. La quête de sa source insaisissable avait provoqué sa chute.
D’aussi loin qu’il se souvienne, il avait toujours voulu être chevalier. Chaque jour, pendant qu’il péchait, son esprit s’envolait vers l’est en direction de Valdis. Les chevaliers étaient nobles, ils délivraient des princesses enfermées dans des tours et livraient de longues batailles contre les démons.
Devenir chevalier nécessitait de l’argent pour la formation, aussi Taol avait-il commencé à vendre tous les poissons en surplus qu’il attrapait. À raison de quatre par jour, il économisait une pièce de cuivre par semaine. Un matin, il calcula qu’il lui faudrait quinze ans pour réunir la somme nécessaire. Cela ne fit que renforcer sa détermination.
Il dissimulait sa cagnotte au fond du tonnelet de sel. À de nombreuses reprises, lorsqu’ils se trouvaient à court de pain ou de chandelles, il avait été tenté de puiser dedans. Quand sa mère les quitta, il avait amassé une pleine tasse de pièces de cuivre. Les choses allèrent si mal et pendant si longtemps après sa mort qu’il fut finalement contraint de les dépenser. Anna attrapa la fièvre humide, et le bébé, qui avait alors plus d’un an, avait besoin d’être baptisé. Taol n’eut d’autre choix que de sacrifier ses économies. Furieux, il avait passé sa colère sur ses sœurs, pestant, boudant, rendant tout le monde malheureux. Elles ne comprenaient pas à quel point c’était important pour lui, qu’en renonçant à sa cagnotte, il disait adieu à tout autre chose qu’à de l’argent.
Ses sœurs le fléchirent à force de tendresse. Sara pécha à sa place pendant une semaine, et Anna lui peignit de belles images depuis son lit de malade. Peut-être comprenaient-elles, en fin de compte – il n’avait pas su le voir sur le moment, voilà tout.
Il lui était difficile de voir les choses clairement à cette époque. La famille passait avant tout le reste. C’était une telle responsabilité ! Il acceptait tous les emplois : garçon de ferme, serveur, tourbier – on trouvait toujours du travail quand on était disposé à se faire payer en marchandises plutôt qu’en espèces. Les heures étaient longues, épuisantes ; il restait parfois des semaines sans voir sa maison à la lumière du jour.
Le petit matin était le seul moment qu’il pouvait se consacrer. Sa cagnotte avait peut-être disparu, mais il lui restait ses rêves. Il était fort, et ce depuis toujours. Il avait assez souvent défendu son précieux coin de pêche contre les nouveaux venus. Personne n’osait plus l’ennuyer désormais. Le prêtre du village disait que la force seule ne suffisait pas à faire un chevalier. Alors, chaque matin, Taol emportait un livre dans sa poche à côté de son couteau. Il ne comprenait pas grand-chose aux mots du vieux Marod, mais s’il était important qu’il sache lire, il apprendrait ! Même après la disparition de ses pièces de cuivre, il continua d’emporter son livre avec lui à la pêche. Il se disait qu’il le faisait par habitude, pour fixer sa ligne, ou encore parce que le Marod constituerait une arme de poids s’il devait se défendre. En vérité, tant qu’il gardait ce livre, il pouvait conserver espoir. Si jamais la chance de devenir chevalier s’offrait à lui – ce qu’elle ne manquait jamais de faire dans ses rêves –, il serait prêt à la saisir.
Ses souvenirs de cette époque étaient marqués par les railleries. Les garçons du village ne l’attaquaient jamais à un contre un, mais toujours en bande, et quand ils le voyaient se rendre au marché – ses sœurs à ses côtés, le bébé dans son panier –, ils se moquaient de lui, l’appelaient « la ménagère » et lui conseillaient de rentrer donner la tétée au bébé. Sara et Anna le tiraient par le bras, le suppliaient de ne pas s’arrêter ; seule la crainte qui passait dans leur voix le retenait de répondre aux provocations.
Vint le jour où il se rendit au marché tout seul. Il s’en souvenait encore : le ciel était bleu et bruissant de mouches, le sol ferme sous ses pieds. Une cuisse de mouton causa sa perte.
La fête de l’Été approchait et il avait promis un festin à ses sœurs. Pour des filles qui se nourrissaient de poisson et d’oie, une cuisse de viande représentait un luxe inouï ; mais peu importait à quel point elles pouvaient l’agacer, Taol adorait faire plaisir à ses sœurs. Il avait laissé Sara s’occuper du feu pour le rôti. Elle avait douze ans alors ; Anna en avait huit, et le bébé trois.
Taol marchait d’un pas allègre, ce jour-là. Non seulement il allait acheter une cuisse de mouton, mais il lui resterait quelques pièces de cuivre pour des rubans et des confitures. Sara et Anna n’avaient que des ficelles à se mettre dans les cheveux. Il avait vu comment elles regardaient les autres filles du village, leurs tresses ornées de rubans ; malgré leur envie, elles ne lui avaient jamais rien demandé. Sara et Anna savaient qu’ils n’étaient pas riches et ne voulaient pas alourdir encore son fardeau. De gentilles filles, vraiment. Elles ignoraient que, depuis le sevrage du bébé, Taol, n’ayant plus besoin de rémunérer les services d’une nourrice, avait régulièrement des poissons à revendre. Oh, cela ne représentait pas grand-chose – juste de quoi leur faire une petite surprise le jour de la fête de l’Été.
Taol acheta le mouton ; une viande nerveuse, un peu coriace. Novice dans l’art de marchander, il paya le prix qu’on lui réclamait.
Les mouches le harcelèrent sur le chemin du retour. Elles bourdonnaient et tournoyaient autour de lui, essayant de se poser sur la viande. Au moment de quitter la ville, il entendit une voix : « Hé, la nounou, dépêche-toi de rentrer chez toi mettre la viande à rôtir ! » Des rires saluèrent cette pique. Taol continua à marcher sans se retourner.
« Les mouches t’ennuient ? C’est l’odeur des filles qui les attire ! » Une deuxième voix. Nouveaux rires.
« Il va bientôt te pousser des seins. »
Taol fit volte-face. « Encore un mot et je vous tue ! » Il eut la satisfaction de les voir sursauter. Ils étaient cinq ; Taol les connaissait bien. Le meneur sourit avec un petit air supérieur.
« Qu’est-ce qu’elle va faire, la ménagère ? Nous empoisonner avec sa cuisine ? »
Ce fut le déclic. Taol se jeta à la gorge du meneur. Il la serrait entre ses mains avant même de s’en rendre compte. Le visage du garçon vira au rouge, puis au bleu. Quelqu’un lui donna un coup de pied par-derrière. Il tournoya, le frappa au visage et sentit l’os se briser sous son poing. Un troisième lui bondit sur le dos. Taol s’en débarrassa avec une telle violence que l’autre roula à une longueur de cheval. Un quatrième hésitait, visiblement effrayé ; Taol lui courut après et le plaqua au sol. Il cogna et cogna encore, jusqu’à ce que la rage le quitte.
Du sang maculait le sol et ses habits. La cuisse de mouton gisait dans la poussière, et quatre garçons étaient à terre. Le cinquième avait sagement pris la fuite.
Taol en aurait pleuré – non pas à cause de la bagarre, mais pour les rubans et la viande ; la surprise était gâchée. L’idée de décevoir ses sœurs le rendait malade. Il ramassa la cuisse et l’épousseta de son mieux. Les rubans étaient tachés de sang, mais ils pourraient se laver.
Il reprit le chemin de la maison, le panier à la main, boitant légèrement à cause d’un coup reçu à la jambe. Quelques secondes plus tard, des pas résonnèrent dans son dos ; il se prépara à se battre à nouveau.
« Ta colère est redoutable, jeune homme. » Taol se retourna. Un homme se tenait derrière lui, un étranger d’après son teint et son accent. « Impressionnante démonstration. Mais tu aurais rudement besoin d’entraînement.
— Je ne te demande pas ton opinion, étranger. » Taol l’examina. Il avait les cheveux et les yeux bruns, portait une épée à la ceinture et une dague sur la poitrine. Son manteau bleu foncé lui donnait beaucoup d’allure, et ses bottes soigneusement huilées dégageaient une impression de richesse.
« Je finis toujours par obtenir ce que je veux. Alors ne tournons pas autour du pot : je te veux. » Les lèvres de l’étranger s’écartèrent en un soupçon de sourire. Il s’inclina. « Je suis Tyren, chevalier de Valdis. »
Taol approchait du quartier des putains. Il avait désespérément besoin de voir Mégane. Sa tendresse l’aiderait à oublier ce passé qui le rattrapait un peu plus chaque jour.
Déçu de ne pas la trouver chez elle, il força la porte de sa chambre et déchira un morceau de son manteau vert pour lui signaler son passage – Mégane aurait été bien incapable de lire un message écrit.
Il prit le temps d’examiner les lieux. Apparemment la jeune femme était absente depuis plusieurs jours ; des rats détalaient sur le sol, des mouches volaient autour d’une vieille part de tarte et une épaisse couche de poussière recouvrait la table et la chaise. Mégane était une fille soigneuse, ordonnée. Perplexe, Taol inspecta la chambre pour vérifier que ses quelques robes et ses maigres possessions étaient toujours là. En revanche, il ne vit aucune trace des pièces d’or sous la grosse pierre de l’âtre où Mégane cachait son argent. Il soupira avec tristesse. Elle avait pris l’argent et disparu. Il pouvait difficilement l’en blâmer, après l’avoir lui-même encouragée à le faire ; seulement, il ne s’attendait pas à ce qu’elle parte si vite.
Taol se passa la main dans les cheveux. C’était mieux ainsi. Il n’aurait pu rester qu’une nuit, après quoi il leur aurait fallu se séparer de nouveau, en se faisant souffrir l’un l’autre. Il referma la porte fracturée derrière lui.
Il déambula un moment au hasard des rues crasseuses, s’émerveillant de la chaleur du soleil – un froid mordant régnait sur les marais à cette époque de l’année. Le chevalier prit les deux lettres glissées dans sa ceinture et frissonna devant le « L » gracieux qui figurait sur le cachet de cire. Il se sentirait bien mieux après s’en être débarrassé. Ne connaissant pas les rues où il devait les apporter, il arrêta un gamin qui passait en courant : « Hé, mon jeune ami ! »
Le gamin parut surpris. « Moi ? dit-il en se figeant sur place.
— Oui, toi. Je me demandais si tu pouvais m’aider. J’ai besoin de quelqu’un pour m’indiquer deux rues.
— Qu’est-ce que j’y gagne ? » voulut savoir le gamin en le regardant droit dans les yeux. Taol ne put s’empêcher de sourire de son audace.
« Que veux-tu ?
— Deux pièces de cuivre », répliqua aussitôt le gamin. Taol l’examina : fagoté dans une tunique de coton déchirée, il n’avait pas douze étés et semblait ne pas avoir mangé depuis des jours.
« Je ne te donnerai pas d’argent, jeune homme, mais je te promets un repas chaud. » Taol vit le gamin soupeser sa proposition.
« Qu’est-ce qui me dit que vous ne m’oublierez pas dès que je vous aurai montré le chemin ?
— Tu as ma parole.
— Dans le coin, on dit que la parole d’un étranger ou rien, c’est la même chose.
— Tu penses donc que je suis un étranger ?
— Ça se voit comme le nez au milieu de la figure. »
Taol retint un sourire. « Que dirais-tu si je t’apprenais que je suis un chevalier, tenu par mon serment d’honorer ma parole ? » Il s’inclina légèrement et vit le gamin hésiter.
« Très bien, je vais vous conduire. N’allez pas croire que je sois impressionné, hein. Chevalier ou pas, je vous accompagne parce que je n’ai rien de mieux à faire pour le moment et que ça va me dégourdir les jambes. Mais vous me devrez quand même un repas chaud.
— Je te suis reconnaissant de ton aide. Les endroits où je dois me rendre sont la rue des Mûres et le passage Tassock. »
Le gamin siffla. « Eh bien ! je ne fais pas une affaire.
— Pourquoi cela ?
— Ces rues sont toutes les deux à l’autre bout de la ville. Ça représente une sacrée promenade, vous pouvez me croire. Vous devez connaître des personnages drôlement importants.
— Que veux-tu dire ?
— Que la rue des Mûres n’est pas pour les gens comme vous et moi. Plutôt pour les puissants. »
De toute évidence, le gamin était impressionné.
« Allons-y, dans ce cas », pressa Taol. Il ne voulait pas savoir à qui s’adressaient ses lettres, juste s’en débarrasser le plus rapidement possible.
« Quel est ton nom ? demanda-t-il au gamin en lui emboîtant le pas.
— Dites-moi d’abord le vôtre.
— Taol.
— C’est tout ? » Le gamin paraissait déçu. « Je croyais que les chevaliers avaient tous des noms flamboyants, comme Culvin le Téméraire ou Rodderick le Brave.
— La flamboyance est réservée à ceux qui sont morts en héros. » Les yeux de Taol pétillaient de malice. Le gamin parut apprécier la réponse et n’ajouta rien pendant un moment, tandis qu’il entraînait Taol à travers une succession de ruelles.
« Un conseil, Taol, si je peux me permettre. » Le gamin chuchotait à la manière d’un conspirateur. « Si j’étais vous, j’éviterais de me présenter comme un chevalier à un parfait inconnu. Valdis n’est pas très populaire à Rorne, ces derniers temps, si vous voyez ce que je veux dire. »
En était-on arrivé là ? La réputation des chevaliers était-elle tombée si bas que même un gosse des rues lui conseillait de cacher son identité ? Mais à quoi pouvait-il s’attendre – Rorne et Valdis étaient à couteaux tirés depuis longtemps. Taol voulait croire que la rivalité seule motivait la haine envers son ordre, mais il lui semblait de plus en plus difficile d’ignorer les rumeurs. Il savait que Valdis ne répondrait pas à ses détracteurs – cela n’entrait pas dans les habitudes de la chevalerie – et bien qu’il respectât ce silence, il pouvait observer les dégâts que cette ligne de conduite causait. En fait, lui-même en avait été la victime : l’archevêque n’aurait jamais osé l’emprisonner et le torturer pendant un an s’il avait craint des mesures de rétorsion.
Une intervention du gamin l’arracha à ses réflexions : « On m’appelle Chipeur, au fait.
— Eh bien, Chipeur, puisque tu connais tant de choses sur Rorne, que suggères-tu que je t’achète pour le souper ?
— Le meilleur plat de Rorne, c’est la timbale d’anguilles. J’en prendrai une tranche, avec quelques queues de poissons frits et un peu de soupe de poireaux – sans carottes, évidemment.
— Évidemment », répéta machinalement Taol dont les pensées volaient très loin, à l’ouest, vers Valdis.
Maybor faisait prendre ses mesures en vue de reconstituer sa garde-robe quand son serviteur entra inopinément. « Qu’y a-t-il, Crandell ?
— On vient d’apporter une lettre pour vous, messire. L’oiseleur attend votre réponse. Il est tout excité ; il dit que la lettre a été apportée par un aigle.
— De qui émane-t-elle ? » demanda Maybor d’un ton distrait. Il était en train d’essayer une tunique particulièrement splendide et s’admirait dans son miroir neuf.
« Je l’ignore, messire.
— Dis-moi, Crandell, cette tunique n’est-elle pas trop serrée ? Mon tailleur m’assure qu’elle me va à la perfection. » Maybor talocha négligemment le malheureux. « Attention avec ces épingles, espèce de lourdaud pleurnichard !
— Je trouve qu’elle vous va à ravir, messire.
— Ma foi, Crandell, je serais assez enclin à te donner raison, elle me donne un air… quel est le mot, déjà ?
— Majestueux ? suggéra Crandell.
— Oui, c’est celui-là. Revenons-en à cette lettre. » Il se tourna vers le tailleur. « Tu peux te retirer. Souviens-toi de rajouter des broderies et des joyaux sur toutes ces robes ; elles sont beaucoup trop ordinaires. » L’homme quitta la pièce à reculons, en emportant ses travaux avec lui. « Ce nigaud ne connaît rien à son affaire. Je vais devoir passer commande à Brennes pour obtenir des robes correctes, et cela va prendre presque deux mois. Si j’avais Baralis devant moi en cet instant, je briserais son vilain cou de traître entre mes mains. Où en étions-nous ?
— À la lettre.
— Ah oui, fais-moi voir cela. L’affaire doit être pressante pour qu’on ait envoyé un oiseau. » Crandell tendit le rouleau à Maybor, qui l’étudia attentivement. « Et maintenant, file ! »
Maybor commençait à éprouver une légère excitation. La lettre avait de toute évidence couvert une longue distance ; les lettres figurant à l’extérieur étaient tracées dans un style peu familier. Il rompit le sceau et déroula la feuille. Maybor n’était pas un lecteur accompli et cela, joint à l’écriture inhabituelle, lui causa des difficultés pour en déchiffrer le contenu. Lorsqu’il fut bien certain d’avoir compris le sens de la missive, il s’assit au bord de son lit et se frotta le menton d’un air pensif.
Maybor resta ainsi, perdu dans ses pensées, jusqu’à ce qu’on frappe à la porte. Le seigneur était sur le point de dire à son serviteur de le laisser tranquille quand entra son fils aîné, Kedrac.
« Vous êtes tout pâle, père. Qu’y a-t-il ?
— Rien qui doive t’inquiéter, mon garçon. Je me sens très bien. » Maybor contempla la lettre, puis son fils ; il prit une décision. « Je viens de recevoir une proposition intéressante.
— De qui ? » La voix de son fils était empreinte d’une indifférence étudiée.
« Je n’en suis pas sûr… J’ai bien ma petite idée, mais je préfère la garder pour moi. Disons simplement qu’elle émane d’une personne que je crois aussi puissante qu’influente. » Maybor vit son fils devenir plus attentif.
« Et que propose cette personne aussi puissante qu’influente, père ?
— Une sorte d’alliance. » Maybor choisit ses mots avec prudence. « Il laisse entendre que nous avons des intérêts communs et devrions unir nos forces.
— Vous parlez par énigmes, père.
— Baralis ! s’écria Maybor avec colère. L’homme qui m’envoie cette lettre cherche à remettre cet infâme parvenu à sa place.
— Ne me dites pas que nous avons besoin d’une alliance pour cela, père. Serions-nous incapables d’éliminer Baralis nous-mêmes ? Un mot de vous et je lui tranche son maudit cou de poulet.
— Non, lui défendit Maybor, qui avait en tête le sort subi par l’assassin. Je t’ordonne de rester loin de lui. » Le ton de sa voix ne souffrait pas de discussion. Père et fils se défièrent brièvement du regard, puis le fils capitula.
« Qu’avez-vous décidé à propos de cette lettre, père ?
— Je vais répondre qu’une alliance m’intéresse, tout en prenant garde de ne pas apparaître trop empressé. J’insisterai pour que mon correspondant se fasse connaître. »
Kedrac eut un hochement de tête approbateur. « Comment saurez-vous où adresser votre réponse ?
— Un oiseleur l’attend. Je la rédigerai aujourd’hui même.
— La personne en question doit être impatiente pour avoir envoyé un pigeon.
— Un aigle », corrigea Maybor.
Les deux hommes demeurèrent silencieux quelques instants. Selon la rumeur, seule la sorcellerie pouvait amener un aigle à faire office de messager. Maybor jugea préférable de changer de sujet :
« Aucune nouvelle de ta maudite sœur, dis-moi ?
— Je venais précisément vous en parler. Les recherches ne donnent rien. Elle est partie depuis vingt-quatre jours, la piste est froide désormais. La Garde royale a ratissé la forêt et les villages voisins sans trouver le moindre signe d’elle.
— Melliandra ne s’est pas évaporée. Elle est forcément quelque part.
— Ma foi, j’ai entendu des rumeurs.
— Quelles rumeurs ?
— Une fille correspondant à sa description aurait été fouettée à Duvitt.
— Duvitt ! Voyons, cette ville de traîtres se trouve à cinq bons jours de cheval ; elle n’aurait pas couvert une telle distance à pied.
— Mais nous savons qu’elle a acheté un cheval à Harvell le premier jour de sa fuite.
— Quand bien même, Kedrac, qui oserait fouetter la fille d’un noble ? Il ne peut s’agir que de balivernes, fruits d’une imagination mal placée. » Maybor réfléchit un moment. « Vérifie tout de même. Ne laisse pas la Garde royale s’en charger, envoie à Duvitt un homme en qui tu as confiance. Le temps presse ; il faut absolument la retrouver.
— Très bien, père. Je m’en occupe tout de suite. »
Maybor regarda son fils quitter la pièce. Quand la porte se fut refermée, il relut la lettre une nouvelle fois. Une ébauche de sourire flotta sur ses lèvres ; un développement des plus intéressants, en vérité ! Il s’assit à sa table d’écriture et entreprit la laborieuse rédaction de sa réponse.
Baralis revenait de la salle d’audience ; il venait d’avoir une entrevue avec la reine pour lui remettre le remède pour le roi – très dilué, naturellement –, et se sentait passablement satisfait. La reine avait admis à contrecœur que la recherche de Melliandra ne donnait rien ; non seulement elle n’avait aucune piste susceptible de remonter jusqu’à lui, mais elle n’avait aucune piste du tout. Il aurait dû s’y attendre. La seule chose à retenir en faveur des gardes royaux était leur prestance en uniforme.
Cela faisait de nombreux jours que lui et la reine avaient convenu de ce pari ; il ne lui restait plus qu’à garder la fille quelques semaines encore pour le remporter. Et pour quel prix ! Ses plans commenceraient enfin à porter leurs fruits – il obligerait la reine à marier Kylock à Catherine de Brennes, la fille unique du duc de Brennes. Ce serait l’union la plus grandiose de l’histoire des Terres connues. Kylock régnerait sur les deux premières puissances du Nord. Grâce au poids militaire de Brennes et des Quatre Royaumes combinés, il écraserait les autres États du Nord. Les Halcus étaient déjà affaiblis – Baralis y avait veillé. Annis, Haute-Muraille et à Test jusqu’à Ness : tous succomberaient. Kylock prendrait la tête du plus grand empire jamais édifié. Et lui, Baralis, le fils de paysan, deviendrait un faiseur de roi, un bâtisseur de monde.
Kylock était sa créature. Il l’avait séduit avec plus de subtilité qu’un sourire de courtisan ; une conversation tentatrice par-ci, un aperçu de grandeur par-là, un usage provocant de son pouvoir, et le garçon avait été à lui. L’esprit de Kylock, tout comme le sien, brûlait de connaître intimement ces forces qu’on ne pouvait ni voir ni toucher. Cela avait été si facile ! Le garçon se distinguait des autres depuis le jour de sa naissance – et en avait conscience : solitaire, incapable de se faire des amis, se retirant peu à peu dans un univers de tourments intérieurs, Kylock oscillait au bord de la folie. Il serait si aisé de le guider – il était né pour cela !
Baralis descendit dans la cour du château. Une fois certain que nul ne l’observait, il se glissa dans le passage secret menant au refuge. Songer à l’avenir et le concrétiser étaient deux choses différentes. Personne, aussi modeste ou insignifiant soit-il, ne se mettrait en travers de son chemin. Il était temps d’interroger le garçon.
Jack se tenait assis sur le banc, les jambes ramenées contre la poitrine pour se réchauffer. Il n’avait plus de manteau, ayant déchiré le sien pour bander le dos de Melli. Resté seul presque tout le temps ces derniers jours, il avait pu réfléchir à loisir, sauf quand un garde passait se moquer de lui.
Tant d’eau avait coulé sous les ponts depuis ce funeste matin des pains ! Nier l’incident ne servait à rien ; il avait eu lieu, et Jack en était responsable. Cela faisait de lui un démon, selon la tradition ; ou selon Falk, un homme capable de faire ses propres choix entre le bien et le mal.
Il avait trop souvent senti le pouvoir monter en lui pour contester sa propre singularité, mais fallait-il y voir une raison supérieure ? Ou le seul fruit du hasard, comme la chute des feuilles en automne ? Au fond, Jack s’était toujours senti différent des autres. Il avait longtemps cru pouvoir l’expliquer par la méconnaissance de ses origines ; avec une mère pleine de secrets et un père inconnu, se considérer comme spécial autorisait une forme d’évasion. Dans sa tête, il se figurait son père comme un espion, un chevalier, un roi ; sa mère, comme une princesse en exil qui se cachait de sa famille. Ces rêves lui offraient sa meilleure consolation d’enfant.
Et pourtant, l’un de ses parents lui avait transmis ce pouvoir. S’accompagnait-il de quelque obligation ? Était-il destiné à être exploité, ou caché ?
Ayant travaillé plusieurs années pour Baralis en tant que scribe, Jack connaissait en partie ses pouvoirs. Allait-il devenir pareil au chancelier ? Un homme qui dissimule davantage qu’il ne montre, effraie les enfants et suscite des signes de garde dans son dos de la part des adultes ?
Jack leva la tête en entendant grincer la porte. Baralis se tenait sur le seuil. Le jeune homme ne fut pas étonné de le voir ; en fait il se sentait soulagé que le moment soit enfin arrivé. L’attente lui avait paru longue. Il était temps d’éclaircir les choses. Jack fit mine de se lever, mais Baralis leva la main.
« Non, reste assis. » Sa voix était suave et autoritaire. « Sais-tu pourquoi je suis ici ?
— Pour m’interroger. » Jack se mit debout, par défi. Il ne lèverait pas les yeux sur son ravisseur.
Une lueur d’agacement passa sur le visage de Baralis, mais ce dernier ignora la provocation. « Je suis venu pour découvrir la vérité. » Il s’avança d’un pas ; son ombre tomba sur Jack. « Qui es-tu, mon garçon ? Pour qui travailles-tu ? » Sa voix devint presque un murmure. « Que s’est-il passé ce matin-là, dans les cuisines ? »
Jack secoua la tête. Il avait peur, mais pour rien au monde il ne l’aurait laissé voir à Baralis.
« Tu refuses de me répondre ?
— Je ne peux vous dire ce que j’ignore moi-même.
— Ne joue pas au plus fin avec moi, mon garçon. Tu le regretterais. » Baralis continua d’une voix sourde, menaçante. « Les pains, Jack. Toi et moi savons qu’ils ont été… altérés. Dis-moi ce qui s’est passé. As-tu perdu le contrôle en exerçant tes talents de projection ?
— Je n’en sais rien. » Jack lutta pour conserver une voix égale. « Si j’ai provoqué quoi que ce soit, c’était involontaire. » Il disait la vérité, mais celle-ci ne contenait aucun charme de protection ; il se sentait plus effrayé que jamais.
Baralis réfléchit un moment ; ses yeux gris avaient la couleur des lames. « Ce genre de choses t’était-il déjà arrivé, dis-moi ?
— Non.
— Allons, allons. » La voix de Baralis évoquait une dague dans un fourreau de soie. « Pas même une fois, pour amuser les filles ? Ou jouer un bon tour à Frallit ? Qu’avais-tu fait auparavant ?
— Rien du tout. Les pains étaient un accident.
— Un accident ! On ne projette pas son pouvoir par accident. »
Jack sentit quelque chose s’éveiller, la même tension qu’auparavant mais subtilement différente ; il lui fallut un moment pour comprendre qu’elle émanait de Baralis et non de lui. La peur envahit sa conscience, laissant à peine assez de place pour l’instinct de survie.
La voix de Baralis devint plus sonore Jack ne l’avait jamais vu exaspéré à ce point. « Regarde-moi, mon garçon. » Le poids de sa volonté s’abattit sur le garçon, qui le fixa droit dans les yeux. « Dis-moi la vérité. D’où tiens-tu ton pouvoir ? » Jack avait la tête lourde, soumise à une pression indicible. Il se sentait en danger de se perdre, de voir son esprit broyé par la force mentale de Baralis.
« Je ne sais pas. »
La pression s’allégea un peu. Jack avait le cœur au bord des lèvres, mais Baralis le maintint sous son regard implacable. « Oh si, tu le sais, Jack. Tu possèdes toutes les réponses en toi. Si tu refuses de me les donner, je serai contraint de te les arracher. »
Curieusement, au sein de cette agitation, les paroles de Baralis se détachaient comme des braises ardentes dans la nuit. Se pouvait-il qu’il ait raison ? Les réponses se trouvaient-elles vraiment en Jack ?
Une douleur fulgurante suivie d’une pression insupportable interrompit le cours de ses pensées. Jack avait l’impression que l’on pratiquait mille incisions minuscules dans son cerveau ; Baralis tenait le rôle du chirurgien.
« Pour qui travailles-tu ? Dis-le-moi.
— Je ne travaille pour personne. » Jack puisa de la force dans la douleur. « Laissez-moi tranquille ! » Quelque chose bouillonna au plus profond de son être. De la bile lui remonta dans la gorge ; la nausée lui donnait le vertige.
Un bref instant, Baralis recula. Une seconde plus tard, Jack souffrait mille morts. La douleur remonta le long de sa colonne vertébrale, lui fit jaillir les yeux des orbites ; il avait la sensation que Baralis aspirait son pouvoir hors de son corps.
« J’obtiendrai mes réponses », prévint le chancelier.
Baralis pénétra dans sa tête, fouillant, s’insinuant au tréfonds de son être. Jack fut consumé par la souffrance ; elle flamboyait, lui embrasait l’âme. Ses pensées s’effondrèrent sur elles-mêmes, se repliant vers un lieu où elles n’étaient encore jamais allées. De la souffrance naquit la paix ; tout devint clair. Jack sut qui il était et ce qu’il avait à faire. Sa mère se trouvait là, ses secrets dévoilés ; elle s’était montrée tellement plus astucieuse – et plus brave – qu’il ne l’avait cru ! En retrait, dans l’ombre, se tenait son père. Jack plissait les yeux pour distinguer ses traits. Son corps fut secoué d’un spasme, contre lequel il lutta – il ne céderait pas aux assauts de l’esprit de Baralis.
La douleur devint si forte qu’elle chassa l’air de ses poumons.
Les visions s’enfuirent en même temps que la lumière, et Jack se retrouva plongé dans les ténèbres. Il résista jusqu’à perdre connaissance.
« N’avais-je pas prévenu que la rue des Mûres était un endroit chic ! » Chipeur leva les yeux vers Taol, en quête d’une approbation.
« Si fait. » Ils se trouvaient dans un quartier de Rorne que Taol arpentait pour la première fois. De belles demeures bordaient la rue, ornées de colonnes élégantes, de marbre et de pierre blanche étincelante. La rue était agrémentée avec goût d’arbres et de buissons, sans le moindre débris végétal en vue ; même l’air était parfumé. Taol venait de délivrer sa première lettre, et il avait hâte de se débarrasser de la seconde.
« Le palais de l’archevêque se trouve à un jet de pierre d’ici », l’informa Chipeur. Le garnement était une mine de renseignements concernant Rorne. En chemin, il avait salué tous les individus à l’air louche qu’ils avaient pu croiser. « Si vous trouvez incroyable l’endroit où vous avez porté votre première lettre, vous devriez jeter un coup d’œil au palais ! Je peux vous y emmener, si vous voulez.
— Une autre fois. Conduis-moi au passage Tassock, Chipeur. » Taol ignorait pourquoi il se sentait tellement impatient de se dégager de sa dette. Il avait l’impression que les lettres de Larne exerceraient sur lui une sorte de droit aussi longtemps qu’elles resteraient en sa possession. « Est-ce encore loin ?
— Plus tellement, mais ce ne sera pas aussi joli qu’ici. » Taol s’en réjouit : il n’appréciait pas du tout l’atmosphère de la rue des Mûres. Ces belles façades lui paraissaient dissimuler des choses rances et furtives.
Le quartier ne tarda pas à changer. Les piétons se pressaient dans la rue, des vendeurs proposaient leurs marchandises, offrant au passant de goûter leurs marrons grillés, leurs galettes à l’oignon ou leurs savoureux petits pains fourrés à l’agneau. Chipeur avait faim, à l’évidence ; Taol admira la manière dont le garçon ignorait ostensiblement la nourriture à l’étalage, décidé à remplir sa part du marché jusqu’au bout avant de réclamer son dû.
Ils marchèrent encore un moment, puis Chipeur bifurqua dans une petite rue transversale. « Le passage Tassock », annonça-t-il. C’était une ruelle obscure, dont les bâtiments bloquaient ce qui restait de la lumière du jour. On y trouvait de nombreuses boutiques – réparation de bottes, peinture d’enseignes, sellerie –, mais aucune n’avait l’air particulièrement prospère.
Taol demanda au gamin de l’attendre et s’enfonça seul dans le passage. Le prêtre lui avait dit de remettre la missive à un homme logé au-dessus d’une petite boulangerie. Ayant remonté pratiquement toute la ruelle sans voir la boutique en question, il commençait à craindre que le prêtre ne se soit trompé. Il s’approchait du fond en cul-de-sac quand il s’aperçut que le dernier bâtiment était bel et bien une boulangerie. Taol pénétra à l’intérieur ; les rares produits en vente ne semblaient ni frais ni appétissants.
La femme à la mine fatiguée assise derrière le comptoir se montra ouvertement hostile : « Qu’est-ce que vous voulez ? » grogna-t-elle. Curieuse façon de recevoir la clientèle, se dit Taol.
« J’ai une lettre pour l’homme qui vit à l’étage.
— Oh, vraiment ? Et de la part de qui ?
— Je regrette, madame, je ne peux rien dire. » La femme renifla bruyamment et Taol décida de ne pas lui laisser la lettre. « Je vous serais reconnaissant de bien vouloir m’indiquer les escaliers, s’il vous plaît. » Elle renifla derechef, mais se leva.
« Suivez-moi. » Elle l’entraîna jusqu’au sommet d’un escalier étroit, d’où partait un bref couloir bordé de trois portes. « C’est la deuxième porte, annonça la femme.
— Comment le savez-vous ? Je ne vous ai même pas donné le nom du destinataire.
— La deuxième porte, répéta-t-elle. Tous ceux qui viennent ici remettre des lettres veulent la deuxième porte. » Elle regarda Taol frapper au battant.
Un homme frêle et nerveux vint ouvrir. Taol lut de la confusion et quelque chose de plus dans ses yeux. Il prononça le nom que le prêtre lui avait donné ; l’autre hocha la tête, tremblant légèrement.
« J’ai une lettre pour vous. » Taol la tira de sa ceinture. La compréhension s’éveilla dans le regard de l’homme, qui agrippa la lettre et claqua la porte à la figure de Taol. Quant à la femme, elle était déjà redescendue. Taol en fit de même puis ressortit de la boutique, tâchant d’identifier l’expression qu’il avait surprise sur les traits de l’homme en se trouvant nez à nez avec lui.
« Je commençais à croire que vous aviez filé par-derrière, déclara Chipeur en voyant Taol arriver. Vous en avez mis du temps ! J’ai cru que j’allais mourir de faim. » Le chevalier sourit, conscient qu’il s’agissait là d’une manière pour le gamin de lui rappeler sa part du marché.
« Très bien, allons-y pour la timbale d’anguilles et les queues de poissons », dit-il. Tous les deux s’esclaffèrent de bon cœur. Taol se sentait soulagé ; il était enfin libéré de ses obligations envers Larne.
Bringe passa une fois encore le fer de sa hache sur la pierre à aiguiser. Ce geste produisait un crissement agréable à son oreille. Il éprouva le tranchant avec le pouce. Les épées, les couteaux, c’était bon pour les faibles ; la hache, voilà une arme d’homme !
Aucun petit seigneur enrubanné n’avait les couilles de manier une hache. Bringe se racla la gorge et cracha avec dégoût. Trempant son chiffon dans le pot de graisse de porc figée, il entreprit d’en enduire le fer, en prévision de la nuit à venir. Bringe préleva une poignée de graisse jaune et molle et l’enveloppa dans le chiffon. Il pourrait en avoir l’usage plus tard.
Il n’avait nul besoin de se montrer discret en quittant la maison. Son épouse était soûle, et il l’avait trop rouée de coups pour quelle s’aperçoive de quoi que ce soit. En passant près de sa forme inerte allongée sur le sol, il lui décocha un coup de pied dans la poitrine. Elle le gratifia d’un vague grognement.
C’était une belle nuit, se dit Bringe en descendant la colline, sa lourde hache sur l’épaule. La lune croissante scintillait faiblement dans le ciel froid, procurant juste assez de clarté pour ses besoins. On aurait pu le voir, par une nuit de pleine lune. Il marchait d’un pas léger, fredonnant un petit air – une jolie chanson dont les paroles vantaient les charmes d’une jeune fille. Bringe pensait toujours à Gertie en l’entendant. Certes, sa belle-sœur n’avait ni les cheveux blonds ni la peau parfaite de la fille de la chanson, mais elle était chaude et offerte ; il n’attendait rien d’autre d’une femme. Dans peu de temps, elle serait sienne. Une fois débarrassé de son épouse et les poches pleines d’or, il la prendrait avec lui.
Après une courte marche, il atteignit sa destination : une parcelle isolée des vergers, qui s’étendait dans une petite vallée bordée de collines. Bringe savait que la ferme la plus proche se trouvait beaucoup plus haut sur la colline d’en face. Personne ne le verrait. Sans être un homme de chiffres, il estima le nombre d’arbres dans la vallée à une soixantaine. Il n’allait pas chômer.
Quand il remonta ses manches, ses muscles saillants accrochèrent la lueur de la lune. Il s’approcha du pommier le plus proche, un arbre noueux, bas, au tronc épais ; vieux de plus de quarante ans, au jugé. Bringe brandit l’énorme hache au-dessus de sa tête et l’abattit de toute la force de son corps. L’arme mordit cruellement dans le bois, s’enfonçant jusqu’à mi-fer. Bringe frappa de nouveau, en se baissant pour frapper selon un angle différent. Deux coups de plus et une grosse tranche se détacha de l’arbre, laissant le tronc mutilé. Le bois tendre se retrouvait gravement exposé. On attendait de la pluie et du gel dans les prochains jours ; le tronc se gorgerait d’eau, et le gel le ferait éclater de l’intérieur. L’arbre serait irrémédiablement endommagé. Même s’il ne pourrissait pas, il faudrait attendre des années pour qu’il produise à nouveau une quantité décente de fruits.
Bringe passa au pommier suivant. Il lui faudrait la plus grande partie de la nuit pour entailler tous les arbres de la vallée ; il n’avait pas un instant à perdre.